Suspension du projet nouveau nucléaire Wylfa au Royaume-Uni : se poser les bonnes questions
La décision de Hitachi de mettre sous cocon le projet intervient juste deux jours après le rejet par le Parlement britannique du projet d’accord européen sur le Brexit, que le premier ministre japonais Mr Shinzo Abe était venu soutenir en personne à Londres le 10 janvier. Il avait alors déclaré qu’un Brexit sans accord représenterait une potentielle catastrophe pour les entreprises japonaises, – ces dernières emploient 150 000 personnes au Royaume-Uni -, et serait une menace pour les relations commerciales entre les deux pays. La décision de Hitachi intervient aussi après plusieurs mois de négociations sur le financement du projet entre Hitachi, le gouvernement britannique et le gouvernement japonais. Le secrétaire d’Etat à l’Energie Mr. Clark a décrit à la Chambre des Communes les détails de l’offre britannique qui comprend une prise de participation directe du gouvernement pour un tiers du projet, l’assurance de tous les financements par emprunt nécessaires, et enfin un « strike price » (prix d’achat garanti, avec un système de contrats de différence) de 75£ par mégawatt-heure.
Au-delà des spécificités liées au projet Wylfa, et alors que le gouvernement français a demandé, dans le cadre de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE), la préparation d’un programme industriel lui permettant d’ici 2021 d’engager la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, quels sont les questions que posent la décision de Hitachi, et les enseignements à en tirer pour le projet français ?
La question de la compétitivité
La première remarque qui s’impose est que le « strike price » offert pour Wylfa (75£/MWh) est inférieur de près de 20 % à celui offert pour Hinkley Point C (92,5£/MWh). Ce chiffre place le nouveau nucléaire à un prix compétitif en comparaison avec les autres nouveaux moyens de production, compte tenu des services qu’il offre : il est en effet à la fois décarboné (à la différence des centrales à gaz) et pilotable en ce sens qu’il produit de l’électricité à la demande 24h/24. Ainsi, si les énergies renouvelables représentaient plus de 30 % du mix électrique anglais fin 2018, le pays a connu, depuis cet été, au moins 30 épisodes de journées où la production éolienne est passée sous les 7,5 % du mix. Lors de l’épisode de canicule du mois de juillet 2018, le Royaume-Uni avait connu 14 jours de « wind drought » (terme utilisé par les médias, littéralement « sécheresse de vent »).
Comparer directement le nouveau nucléaire avec l’éolien offshore n’a pas de sens pour plusieurs raisons. D’abord parce que les deux énergies sont toutes les deux bas-carbone, et sont donc complémentaires aujourd’hui dans la stratégie britannique de décarboner son mix électrique et réduire sa consommation d’énergies fossiles qui représentent encore plus de 40 % dans la production d’électricité. La comparaison entre leur performance respective permet d’apprécier le bon équilibre entre eux, pas de se passer de moyens de production pilotables. Le nucléaire fait partie des rares moyens de production pilotables à très faible émission de CO2 (avec l’hydraulique et la biomasse, avec un potentiel limité par les ressources naturelles du pays). Ensuite, une comparaison directe imposerait de prendre, en plus des coûts d’investissement liés au projet, les coûts systèmes (transmission, back-up) liés à la variabilité de l’éolien. Si l’estimation de ces coûts de système s’avère souvent délicate, il est clair comme le montre un récent rapport de l’OCDE que ces coûts seront d’autant plus élevés que la part des énergies intermittentes est importante dans le mix électrique. Enfin, les projets nucléaires (HPC et Wylfa) sont des premières réalisations, sur la base de technologies éprouvées ailleurs, mais qui nécessitent son adaptation à des exigences locales, alors que l’éolien offshore bénéficie déjà d’effets de série.
La question du financement
Selon les annonces de Horizon Nuclear Power, la filiale britannique de Hitachi en charge du nouveau nucléaire, Wylfa est suspendu pour des questions de financement. La proposition faite au constructeur par le gouvernement britannique semblait pourtant prendre en compte directement la recommandation émise par la Cour des Comptes britannique en juin 2017. A cette époque, celle-ci avait montré l’extrême sensibilité du contrat pour différence au taux de rendement attendu du projet, lequel est directement fonction du montage contractuel entre les investisseurs privés d’une part (taux élevé), les fournisseurs (marges élevées), et l’Etat (taux réduit, car objectifs de plus long terme et mutualisation des grands projets). A titre d’exemple, les calculs montraient que le coût complet du kWh de Hinkley Point au Royaume-Uni était multiplié par 2 quand le taux d’actualisation passe de 3 à 10 %, une valeur proche du taux retenu par EDF pour le projet, pour un montage où le gouvernement avait souhaité que les investisseurs (EDF et CGN) assument tous les risques liés à la construction. Le rapport concluait que des modèles de financement alternatifs, impliquant le partage des risques initiaux du projet entre le gouvernement et les porteurs du projet, auraient pu réduire considérablement le coût complet du projet, et in fine le coût de l’électricité pour le consommateur final.
Les conditions financières n’ont pour autant pas été jugées suffisantes par Hitachi, eu égard à sa prise de risque sur le projet, d’autant plus certainement qu’il s’agissait d’une première réalisation en Grande-Bretagne. Le président de Hitachi a déclaré jeudi avoir atteint des « limites » quant aux investissements futurs dans le projet en tant qu’entité privée. Un des problèmes posés aussi par le projet était que Hitachi ne souhaitait intervenir qu’en tant que constructeur et co-investisseur, mais n’avait toujours pas trouvé de partenaire pour exploiter la centrale, une condition nécessaire pour obtenir l’autorisation de construire.
Il est intéressant de noter qu’en alternative à la prise de participation directe qui a été proposée à Hitachi, le gouvernement britannique étudie en parallèle différents autres modèles de financement adaptés pour des projets d’infrastructure de grande échelle, comme le modèle dit « RAB » (Regulated Asset Base). Utilisé depuis les années 1980 pour attirer des investisseurs privés dans les secteurs des grandes infrastructures publiques, comme le réseau de transport d’électricité, le traitement et l’acheminement de l’eau et les transports, ce modèle offre aux investisseurs un taux de rendement à long terme – fixé par le gouvernement du secteur concerné – sur la base de la valeur de leur base d’actifs régulés. Ce modèle présente deux autres bénéfices : il permet une rémunération dès la phase de construction, ce qui protège les investisseurs en partie du risque de retard, et prévoit que les investisseurs se mettent d’accord en amont sur une clé de répartition des surcoûts éventuels. Il est en particulier à l’étude actuellement pour le financement du nouveau projet de EDF à Sizewell C, dans l’Est de l’Angleterre. Ce projet de 2 réacteurs EPR doit être une réplique du projet HPC afin de bénéficier d’un effet de série et d’apprentissage maximal, pour une réduction des coûts de construction de l’ordre de 20 %.
La question de politique énergétique
Le nucléaire joue un rôle important dans le mix énergétique britannique, fournissant actuellement 21 % de l’électricité totale, et 40 % de l’électricité bas-carbone produite au Royaume-Uni. Avec les 3,3 GW de Moorside, 2,9 GW de Wylfa (et les 2,9 GW que devaient aussi construire à Oldbury), ce sont 9,1 GW de nouveau nucléaire qui risquent de manquer à l’appel en 2030. Selon Carbon Brief, si on devait substituer la production bas-carbone correspondante de 72 TWh, par de l’électricité produite par des centrales à gaz, seules capables de fonctionner de manière pilotable, cela représenterait 29 millions de tonnes supplémentaires de CO2, soient 8 % des émissions actuelles britanniques. Selon la NIA (Nuclear Industry Association), le besoin urgent de nouvelles capacités nucléaires au Royaume-Uni ne doit pas être sous-estimé. Toutes les centrales nucléaires du Royaume-Uni, à l’exception d’une seule, devraient être mises hors service d’ici 2030.
La question de politique industrielle : le cas du Japon
Avec la difficulté de lancer des constructions neuves au Japon en attendant le rétablissement de la confiance du public après l’accident de Fukushima, la stratégie du gouvernement japonais a été de se tourner vers l’export, avec l’idée que les projets à l’étranger permettraient de pallier l’atonie du marché domestique, d’entretenir des compétences au sein de la filière nucléaire japonaise, et en particulier, de ses ingénieurs. Malheureusement, on a constaté ces derniers mois un mouvement de retrait général des industriels japonais, avec l’arrêt par Toshiba du projet de Moorside au Royaume-Uni en novembre 2018, puis celui de facto de Mitsubishi en Turquie (Sinop) en décembre 2018. L’arrêt du projet nucléaire de Hitachi au Royaume-Uni laisse le Japon sans projet majeur de centrale nucléaire à l’étranger, et pose de nouveau la question de savoir comment le Japon va conserver son expertise technologique. Le gouvernement japonais a annoncé, dans la suite de l’annonce de Hitachi, qu’il continuerait de soutenir les exportations de technologie nucléaire : « Il n’y aura aucun changement dans notre politique », a déclaré le ministre de l’Industrie, Hiroshige Seko. Le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, a rappelé de son côté qu’il était « essentiel » de sécuriser les ressources humaines et de renforcer la base technologique et industrielle nucléaire du pays. Ces derniers sont en effet nécessaires à la fois pour garantir la sûreté et le redémarrage du parc nucléaire existant, mais aussi engager les constructions neuves qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs de 20 à 22 % de nucléaire du mix électrique à l’horizon 2030, une condition pour atteindre les engagements pris par le Japon sur le climat.
En définitive, la mise en suspens du projet Wylfa présente de nombreux enseignements pour le futur programme français que le gouvernement a annoncé vouloir mettre à l’étude pour mi-2021, dans le cadre de la PPE.S’il a lancé un large développement des renouvelables, en particulier de l’éolien offshore, le Royaume-Uni a adopté en parallèle une politique de renouvellement de son parc nucléaire, afin d’assurer sa sécurité d’approvisionnement et limiter le développement futur de centrales à gaz, qui représentent 40 % de son approvisionnement électrique et sont fortement émettrices de gaz à effet de serre. Parce que sa filière nucléaire avait perdu la compétence de construire de nouveaux réacteurs, le pays a mis en place une politique pour attirer des investisseurs et des technologies étrangères avec mise en concurrence des différents projets et des porteurs de technologie. Ce faisant, le pays s’est néanmoins privé d’une grande partie des effets de série qu’il aurait pu attendre d’un véritable programme industriel national : il y a encore quelques mois, 4 types de réacteurs différents étaient en projet aux Royaume-Uni entre l’EPR, l’AP1000, l’ABWR, et le Hualong. Pour autant, après le projet HPC, Sizewell C et Bradwell B restent aujourd’hui en cours, et le pays mène une vraie réflexion pionnière sur les modes de financement des nouvelles infrastructures nucléaires et construit une expérience dont la France pourra tenir compte pour le renouvellement de son parc. Côté japonais, l’enseignement à tirer est que miser uniquement sur des projets à l’exportation pour maintenir la capacité à construire sa filière nucléaire est un pari risqué.
1.« Japanese PM implores Britain not to leave EU without a deal » Guardian, Jan 10
2. Source NIA
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