1/7 - Vers un système énergétique multi-vecteur et multi-échelle - Sfen

1/7 – Vers un système énergétique multi-vecteur et multi-échelle

Publié le 12 juillet 2022 - Mis à jour le 21 juillet 2022

Entretien avec Philippe Stohr, président de la Sfen, directeur des Énergies pour le CEA 

Quelle vision le CEA a-t-il des systèmes énergétiques futurs ?

Philippe Stohr : Historiquement, le CEA a une compétence forte en matière d’énergie, d’abord nucléaire, élargie au fil du temps aux autres types d’énergies décarbonées. Cette ouverture du champ de réflexion, avec l’intégration des énergies renouvelables, est renforcée depuis 2018 avec le travail engagé sur le développement d’un système énergétique décarboné, à la demande des tutelles du CEA. Cela comprend l’électricité, la chaleur, la fourniture  d’énergie pour les processus industriels, ainsi que les vecteurs énergétiques pour les mobilités terrestres longue distance, maritimes et aériennes. La création de la Direction des énergies en 2020 confirme d’ailleurs ce  repositionnement du CEA.

Cette vision du système énergétique futur s’articule autour de quatre grands déterminants. Le premier, c’est d’être multi-vecteur : électricité, chaleur, gaz et hydrogène. Le deuxième, c’est d’être multi-échelle avec des infrastructures  centrales (main grid) connectées à des boucles énergétiques locales (local minigrids) et à des infrastructures supranationales. Pour fonctionner, un tel système s’appuiera sur des flux importants de données  permettant la régulation entre les différents vecteurs énergétiques, entre les différentes échelles et entre les acteurs, qu’ils soient producteurs ou consommateurs ; c’est le troisième déterminant, la dimension digitale du système.  Le quatrième renvoie à la nécessité d’une économie circulaire, en particulier pour les matières nucléaires, les ressources minérales primaires nécessaires aux batteries, éoliennes et panneaux photovoltaïques. Il faudra aussi  étendre cette approche circulaire au carbone. Ce dernier, au lieu d’être un « résidu » des activités humaines émis dans l’atmosphère, deviendra une ressource réutilisable pour produire des carburants de synthèse ou des  matériaux carbonés. Pour atteindre un tel objectif, un important travail de R&D reste à mener sur les technologies de conversion des ressources carbonées en molécules d’intérêt et carburants de synthèse, avant qu’une filière industrielle puisse être  développée.

Quelle est la place du nucléaire dans ce modèle ?

P. S. : Le nucléaire peut et doit jouer un rôle dans l’agenda de décarbonation de nos systèmes énergétiques. Il s’agit d’un moyen de production pilotable dont on peut moduler la puissance et qui contribue ainsi à la stabilité du système électrique. Le nucléaire permet d’intégrer une part importante de production renouvelable, variable par nature. Le nucléaire peut aussi s’intégrer à l’échelle locale, grâce aux SMR, pour assurer l’alimentation en  électricité et en chaleur d’un réseau urbain ou d’une zone industrielle. Cette production locale doit aussi permettre d’éviter le renforcement des réseaux au travers des territoires, qui pourrait être nécessaire pour transporter l’énergie produite par  des énergies renouvelables des lieux de production vers ceux de consommation. Les SMR pourraient également être en première ligne dans la production massive d’hydrogène bas carbone pour des  besoins locaux industriels ou la mobilité urbaine (flotte de bus à l’hydrogène par exemple). Enfin, dans la stratégie d’une économie circulaire du carbone, l’énergie nucléaire pourra être utilisée pour capturer et transformer du  CO2 en carburants de synthèse  essentiels pour décarboner certains secteurs, comme le transport aérien et la mobilité longue distance.

La flexibilité sera donc une dimension essentielle du nucléaire…

P. S. : Le parc électronucléaire français est déjà opéré de manière flexible, avec une production en suivi de charge contribuant à l’équilibre avec la demande. Avec une part accrue d’énergies renouvelables dans le système  énergétique global, il sera moins fait appel au nucléaire « en base » et de manière accrue à la flexibilité de sa production. L’enjeu est donc de savoir jusqu’à quel point il est possible d’exploiter l’énergie nucléaire de manière  flexible au regard des besoins énergétiques futurs et de l’évolution du mix énergétique. L’une des pistes de recherche suivies par le CEA s’appuie sur l’usage d’un nouveau type de combustible dit Flex Fuel, qui permettrait une  plus grande « manoeuvrabilité » des réacteurs.

Une autre façon de gérer la flexibilité consisterait à ajouter une solution de stockage thermique entre le réacteur nucléaire et l’usage. Cela permettrait d’exploiter la production nucléaire « en base » et de déporter la fonction de  flexibilité sur le stockage thermique. Une limite à un tel concept est naturellement la quantité d’énergie que l’on peut stocker et la durée des cycles de stockage. Pour autant cette idée ouvre de nouvelles voies et nous y  travaillons.

Le nucléaire est traditionnellement centralisé. Vous parliez de la place qu’il pourrait prendre au niveau local. Quels avantages cela présente-t-il ?

P. S. : Un usage futur du nucléaire s’appuyant sur des SMR déployés localement répond à plusieurs défis de la transition énergétique. Les SMR, par leur taille, sont plus adaptés aux réseaux électriques de faible puissance que les grandes centrales nucléaires. Ils représentent également un vrai atout pour alimenter des sites isolés et pour équilibrer localement le réseau face à une production intermittente d’énergie renouvelable. Sans cela, je l’ai dit, il y aura besoin d’investir dans le renforcement des réseaux et dans des outils plus centralisés pour ajuster le réseau. Enfin, les SMR sont une solution bien adaptée au remplacement de centrales à charbon, qu’elles assurent une  production d’électricité ou alimentent des réseaux de chaleur ou de vapeur. C’est typiquement l’application visée par le SMR Nuward, développé par EDF, le CEA, Naval Group et TechnicAtome. Il faut comprendre que le  paradigme des SMR n’est pas simplement une nouvelle approche de la compétitivité ou la recherche d’un gain par effet de série ou de simplification ; c’est surtout la réinvention du nucléaire dans ses usages.

Vous évoquez l’économie circulaire du carbone, grâce au nucléaire. De quoi s’agit-il ?

P. S. : La décarbonation des secteurs du transport aérien, maritime et du transport terrestre lourd est essentielle pour atteindre la neutralité carbone. L’électricité et l’hydrogène sont envisagés pour apporter des réponses pour la mobilité sur de courtes distances. Mais pour les longues distances, notamment dans le transport aérien, le transport maritime et le transport lourd par route, la seule alternative crédible aux carburants d’origine fossile semble être aujourd’hui les biocarburants. Une difficulté majeure réside dans la quantité disponible de biomasse mobilisable pour fournir tous les secteurs demandeurs, ceux des transports, mais aussi celui de la chimie, et qui peuvent entrer en conflit avec d’autres usages dans l’utilisation des sols (agriculture pour l’alimentation ou zones naturelles protégées). Le CEA étudie des alternatives avec des carburants synthétiques durables, produits par exemple à partir d’hydrogène et de CO2 émis dans l’atmosphère par les activités humaines. L’idée est de développer une « raffinerie nucléaire » qui d’une part assurerait la production d’hydrogène décarboné à partir d’énergie nucléaire et d’autre part exploiterait du CO2, par exemple capté à la source en sortie de processus industriels pour synthétiser des molécules d’intérêt. Si nous en sommes aux prémices d’un tel système, ses briques technologiques principales existent déjà : petit réacteur nucléaire, production d’hydrogène par électrolyse, synthèse de molécules carbonées à partir de CO2 et d’hydrogène. Reste cependant à les assembler pour atteindre la maturité technologique du système complet et développer un processus industriel compétitif. Il y a encore du travail à faire !

Quel est le niveau d’avancement de tous ces sujets ?

P. S. : Au CEA, il y a des programmes de recherches sur l’ensemble des thèmes que nous avons évoqués, avec bien sûr des niveaux de maturité différents. Si nous parlons par exemple de l’introduction des SMR dans la boucle locale, le projet Nuward est déjà très engagé avec la perspective de la construction d’une première centrale à l’horizon 2030. Concernant la production d’hydrogène décarboné, nous travaillons à l’industrialisation de la technologie électrolyse à haute température (EHT) que nous avons développée, au travers de la société Genvia créée en mars 2021 avec nos partenaires industriels Schlumberger, Vinci et Vicat et la Région Occitanie. Notre objectif est la fabrication de modules de plusieurs MW pouvant être assemblés en systèmes de grande capacité. Nous travaillons par ailleurs au couplage de la technologie EHT avec des SMR pour concevoir des « usines de production d’hydrogène ».

Pour la production de chaleur, l’utilisation de l’énergie nucléaire est déjà une réalité industrielle. La cogénération nucléaire existe en effet depuis les années 1970 dans certains pays où les réseaux de chaleur ont été promus et développés par les autorités publiques. Cela nécessite d’intégrer les besoins liés à cet usage dès la conception du système nucléaire. Nous travaillons par ailleurs au CEA à des systèmes nucléaires dédiés à la production de chaleur.

Le multi-usage du nucléaire sera-t-il réservé aux seuls SMR et AMR (Advanced modular reactor) ou les réacteurs de grande puissance auront-ils un rôle à jouer dans cette perspective ?

P. S. : L’enjeu du multi-usage du nucléaire se situe principalement au niveau local, par exemple pour la production de chaleur pour l’industrie ou la production d’hydrogène pour une flotte de véhicules ou un processus industriel. Les puissances nécessaires pour ces besoins locaux sont très inférieures à celles des réacteurs de grande puissance conçus pour la grande production d’électricité à l’échelle nationale. L’utilisation de réacteurs de grande puissance pour du multi-usage nécessiterait, d’une part, une conception adaptée et, d’autre part, le développement d’infrastructure de transport, pour la chaleur (difficilement rentable sur de longues distances) et pour l’hydrogène. Pour autant, il est possible de faire du multi-vecteur avec de la grande puissance. Aux États-Unis par exemple, un certain nombre d’acteurs du nucléaire, qui exploitent des centrales de grandes puissances, voient avec la production d’hydrogène un moyen de donner de la compétitivité au nucléaire, en apportant un revenu complémentaire à celui de la production électrique qui restera prépondérant.

Multi-usage du nucléaire et son intégration au niveau local vont-ils poser des enjeux de sûreté inédits ?

P. S. : L’exigence de sûreté des installations nucléaires est la même pour toutes les installations nucléaires, qu’elles soient de grande ou de petite puissance. Les différences portent sur les approches de sûreté et les solutions techniques retenues pour garantir le niveau de sûreté. Dans le cas de l’insertion du nucléaire dans des boucles locales, l’adhésion de la société à ce projet pour décarboner localement sera à construire. En termes de sûreté, les petites puissances permettent de s’appuyer sur une approche plus passive et de limiter très fortement voire d’éviter la mise en place de zones d’exclusion en cas d’accident grave. Cela est de nature à faciliter l’intégration de la production nucléaire à proximité de centres urbains, d’infrastructures portuaires, etc. Sur ce sujet, le CEA pilote le projet européen Tandem (Small modular reacTor for a european sAfe aNd Decarbonized Energy), qui regroupe 15 partenaires européens et est financé par Euratom.

 

Propos recueillis par Ludovic Dupin, Sfen 

Photo I © Sfen / Andrew McLeish I Philippe Stohr, président de la Sfen, directeur des Énergies pour le CEA