Nouveaux EPR : quels scénarios pour éclairer la décision ? - Sfen

Nouveaux EPR : quels scénarios pour éclairer la décision ?

Publié le 26 janvier 2021 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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La question de notre approvisionnement électrique, qui avait disparu des préoccupations des Français depuis les années 70, n’a jamais été autant d’actualité. Au-delà de l’alerte posée par la vague de froid début janvier 2020, c’est un véritable remue-ménage qui anime les milieux de l’économie de l’énergie, avec la publication de plusieurs études (CIRED[1], France Stratégie[2]), le lancement de consultations (ADEME[3]). Aujourd’hui, mercredi 27 janvier, est publié aussi un rapport d’étape très attendu de RTE, en collaboration avec l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) ; rapport où sont données des premières réponses à la question posée l’année dernière par la ministre de la Transition écologique : « Est-il possible de faire fonctionner un système électrique 100 % renouvelable ? ».  Pour compléter ce panorama d’études, n’oublions pas celle de la Sfen, publiée en juin dernier, avec des scénarios 2050 de neutralité carbone réalisés par Compass Lexecon, sur la base de trajectoires « aux limites », avec ou sans renouvellement du parc nucléaire.

L’intérêt premier d’un scénario énergie-climat est de permettre de structurer une réflexion autour des trajectoires envisageables pour le mix énergétique au cours des prochaines décennies. Il s’agit d’éclairer le décideur en mettant en exergue les points de non-retour et les bifurcations envisageables. Chaque scénario, – du moment qu’il adopte une démarche scientifique, est transparent sur sa méthodologie et ses hypothèses -, permet de comprendre un angle particulier et donc contribue à éclairer la prise de décision.

Les scénarios énergie-climat, travaux principalement académiques, sont désormais au cœur des débats de politique énergétique

Les scénarios alimentent en particulier les discussions sur le futur de l’énergie nucléaire. Déjà aux élections présidentielles en 2017, le programme de Benoit Hamon de sortie du nucléaire citait le scénario élaboré par l’association Négawatt. Aux primaires des élections présidentielles américaines en 2016, le programme de Bernie Sanders faisait référence au scénario 100 % renouvelables de l’économiste Mark Jacobson, dont les travaux ont fait l’objet d’une forte controverse dans le milieu universitaire américain.

L’actualité des études et scénarios en France ces derniers mois est liée à la question, en cours d’instruction, du lancement d’un programme industriel de construction de 6 nouveaux EPR, première phase d’un renouvellement du parc nucléaire à partir des années 2035. Le Président Emmanuel Macron a rappelé, dans son discours du Creusot en décembre dernier, qu’il souhaitait que le travail d’instruction « s’achève dans les prochains mois afin que tous les éléments nécessaires soient disponibles avant la fin du quinquennat » et que les Français puissent « choisir en connaissance de cause, en parfaite transparence ».  Il peut être tentant, dans les débats qui opposent partisans et opposants de l’atome, de s’appuyer sur des scénarios 100 % renouvelables pour argumenter qu’un avenir sans renouvellement du parc, même partiel, serait « possible ». Aussi, il est important de rappeler ce qu’est un scénario énergie-climat et dans quelle mesure il peut contribuer à éclairer l’action publique.

Les scénarios énergie-climat restent des exercices d’humilité et n’offrent aucune garantie de réalisation

L’histoire des systèmes énergétiques est pavée d’événements qu’aucun scénario d’experts n’avait vraiment prédit. Un bon exemple est celui du premier choc pétrolier : lors de la guerre du Kippour et l’escalade du conflit israélo-arabe, l’économie française avait été confrontée à un quadruplement du prix du pétrole entre octobre 1973 et mars 1974[4]. De la même façon, on avait mal prédit l’essor de la technologie de fracturation hydraulique dans les années 2010, qui a bouleversé les marchés de l’énergie.

En particulier pour des horizons de temps lointains, on ne peut pas connaitre avec certitude les valeurs des différentes hypothèses et paramètres que le modèle utilise : c’est le cas par exemple pour la consommation d’électricité, le coût ou la disponibilité de différentes technologies ou de différents facteurs de production, ou bien, dans un système électrique européen interconnecté, la stratégie des pays voisins.

Ainsi, les scénarios diffèrent souvent quant aux hypothèses sur la consommation d’électricité en 2050. Certains scénarios font ainsi le pari d’une baisse de la consommation d’électricité d’ici 2050 (CIRED sur base d’une étude de l’ADEME en 2015). A l’inverse, le scénario de référence de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) de 2018 mise sur l’efficacité et la sobriété énergétique avec une diminution de la consommation énergétique finale de plus d’un tiers entre 2018 et 2050, mais propose une augmentation de la consommation électrique nationale de 30 % d’ici 2050, compte tenu des reports d’usages vers l’électrique (par exemple dans les transports) et le développement de nouveaux vecteurs transverses (hydrogène). En effet, pour beaucoup de secteurs, le recours au vecteur électrique permet de limiter les coûts d’atteinte des objectifs de décarbonation. La Sfen et Compass Lexecon avaient repris ces hypothèses. A noter que les 89 trajectoires étudiées par le GIEC, dans son rapport SR1.5 de 2018, montrent à la fois un effort important en termes d’efficacité énergétique, et un doublement de la part de l’électricité dans l’énergie totale (de 19 % en 2020 en valeur médiane à 43 % en 2050). Ces résultats se retrouvent également dans les travaux de la Commission européenne[5] et dans le World Energy Outlook de l’AIE.

Même les modèles les plus sophistiqués rencontrent des limites pour la modélisation des contraintes liées à l’intégration des énergies renouvelables intermittentes. Les modèles traditionnellement utilisés pour le système électrique montrent une complexité croissante pour prendre en compte les contraintes temporelles, spatiales et – plus généralement – les processus stochastiques des énergies renouvelables intermittentes (solaire PV, éolien). Ainsi, la bonne prise en compte de l’intermittence des renouvelables ne repose désormais plus sur des années types à l’échelon français, mais doit prendre en compte des années extrêmes à l’échelon européen. Les prochains scénarios 2050 de RTE, attendus à l’été 2021, ont nécessité un travail de fonds de mise à jour des données météorologiques avec Météo France.

L’ensemble des scénarios qui alimentent actuellement le débat comportent un certain nombre « d’angles morts », c’est-à-dire des phénomènes qu’ils ne prennent pas en compte. On peut citer par exemple, les bilans en matériaux, les bilans carbone sur l’ensemble du cycle de vie, les interfaces entre les différents vecteurs du système énergétique, le développement des solutions de flexibilité du côté de l’offre et de la demande, ou tout simplement la capacité des pouvoirs publics à orienter les acteurs vers les futurs souhaités.

Ainsi dans la majorité des études de scénarios actuellement discutés (CIRED, Sfen, ADEME), la question du développement des réseaux et de leurs coûts associés n’est pas étudiée en détail. De même, l’ensemble de ces scénarios font généralement des hypothèses volontaristes sur les progrès en termes d’efficacité et de sobriété énergétique mais ignorent les coûts associés à ces mesures. Une récente étude conjointe de RTE et de l’ADEME montre que ces derniers sont très significatifs à l’horizon 2035 avec des coûts d’abattement entre 310 et 430 €/tCO2[6]. Ces dépenses sont donc justifiées compte tenu de la valeur tutélaire du carbone retenue par les pouvoirs publics à l’horizon 2035 (375 €/tCO2, rapport Quinet), mais bien supérieures aux coûts des mesures visant à décarboner le secteur de la mobilité ou la production d’hydrogène via le vecteur électrique (entre -200 et 230 EUR/tCO2).

Les scénarios nous permettent de comprendre les risques associés à différentes stratégies

Laszlo Varro, Economiste en Chef de l’AIE expliquait le 14 janvier 2021« une stratégie 100 %ENR est possible et ne viole pas les lois de la physique. En revanche c’est une stratégie possiblement plus difficile à mettre en œuvre, qui est associée à des risques élevés de sécurité d’approvisionnement. Pour les pays où le nucléaire est accepté par l’opinion publique et a le support du gouvernement c’est définitivement une bonne idée d’inclure le nucléaire comme une solution de long terme. Les pays qui envisagent de faire jouer au nucléaire un rôle dans leur transition énergétique représentent la majorité des pays qui l’utilisent actuellement et la majorité des grands pays émetteurs de CO2 ».

Les différents travaux de scénarios énergétiques publiés récemment sont riches d’enseignements concernant les risques d’un mix électrique très majoritairement composé d’énergies renouvelables. Ces scénarios peuvent être étudiés sous différents angles : technique, économique industriel, environnemental, ou encore sociétal. Le rapport RTE/AIE se concentre sur le volet technique avec quatre « défis techniques » identifiés : 1) la stabilité du système, 2) la sécurité d’alimentation, 3) les réserves opérationnelles et 4) le développement des réseaux. Ces défis sont autant de risques technologiques et se combinent avec un certain nombre de risques aux niveaux économique et sociétal.

Ainsi, les scénarios 2019 de la Sfen montrent qu’un mix très largement renouvelable conduirait à atteindre les gisements techniques estimés par l’ADEME pour le développement du solaire PV et de l’éolien sur le territoire français avec des rythmes de déploiement très soutenus qui ne laissent pas de place à de possibles difficultés sur le plan sociétal. De même, ces scénarios font apparaitre des défis majeurs pour la viabilité économique des nouvelles solutions de stockage nécessaires à la sécurité d’approvisionnement, notamment compte tenu d’une très forte augmentation de la volatilité des prix de l’électricité sur les marchés de gros.

La question n’est donc pas tant de chercher à comprendre quel serait le mix optimal en 2050 mais d’identifier la trajectoire de transition des systèmes énergétiques la moins risquée, c’est-à-dire la plus robuste.

Concernant le renouvellement du parc nucléaire en France, on ne peut pas savoir en 2020 quels seront les coûts et la disponibilité de certains moyens de stockage (notamment inter-saisonniers) à l’horizon 2050. On aura certainement une meilleure vue en 2030, mais on sait que si la France ne lance pas un programme industriel de nouveaux réacteurs nucléaires maintenant, elle perdra de nouveau en compétences et ne sera plus en mesure à cet horizon de lancer un programme industriel de construction à des prix compétitifs avec des moyens industriels nationaux. Cette valeur « assurancielle » du nouveau nucléaire est au cœur des scénarios Sfen de 2020 qui visent à éclairer à la fois les avantages économiques liés au renouvellement du parc nucléaire (réduction du coût du système électrique en 2050 de 11 %), mais aussi les risques évités en termes de dépendance à des solutions technologiques de stockage non matures dont un développement plus limité ferait passer le surcoût pour le système électrique à près de 25 %.

Au-delà des débats académiques, qu’en pense l’opinion ?

Une enquête réalisée par le CSA pour EDF[7] en janvier 2020 a révélé que, si les énergies renouvelables bénéficiaient d’une image très positive dans l’opinion, une large proportion des sondés (entre 42 et 44 %) ne croyait pas que le solaire ou les éoliennes pourraient produire une part importante de l’électricité. Confrontés à trois options sur la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, « reproduction du parc » (remplacement de presque tous les réacteurs à l’identique), « construction de quelques réacteurs » (pour pallier l’insuffisance des énergies renouvelables) et « sortie progressive du nucléaire » (pari radical des énergies renouvelables), 15 % des sondés choisissaient  la première option, et 40 % la seconde. La réponse majoritaire était donc de nature prudentielle, comme si les Français intégraient un « principe de précaution énergétique » qui garantisse la fourniture d’électricité.

 

[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/04/energie-un-mix-electrique-majoritairement-nucleaire-n-est-pas-la-meilleure-option-economique_6065113_3232.html

[2] https://www.strategie.gouv.fr/publications/securite-dapprovisionnement-electrique-europe-horizon-2030

[3] https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/projet-energies-ressources-ademe-dec2020.pdf

[4] Alain Mallevre, « L’Histoire de l’énergie nucléaire en France de 1895 à nos jours », L’écho du Grand Rué, Association des retraités du CEA, no 133,‎ 2006.

[5] https://ec.europa.eu/clima/policies/strategies/2050_en

[6] https://assets.rte-france.com/prod/public/2020-12/SYNTHE%CC%80SE%20Rapport%20chauffage_RTE_Ademe_16dec_0.pdf

[7] RGN 4 Juilet- Aout 2020 « Nouveau nucléaire, principe de précaution énergétique » : Sur la base d’un échantillon national de 2 008 personnes représentatif de l’ensemble de la population âgée de 18 ans et plus.


Valérie Faudon (Sfen) – Crédit photo ©Shutterstock