Espagne, envolée de la facture d’électricité : les raisons
En Espagne, les centrales à gaz représentent 30 % de la capacité installée. Conséquence de la hausse inédite des prix du gaz et de la faible génération éolienne (24 % de la capacité installée), l’électricité se vend à des prix records sur le marché de gros : 188,18€/MWh ce jeudi 16 septembre 2021. Pour assurer la protection des consommateurs espagnols qui pour près des deux tiers ont souscrit à des offres de marché non réglementées, le gouvernement vient de prendre des mesures inédites, à rebours de la libéralisation des marchés de l’électricité. Cette nouvelle réglementation soulève des enjeux de concurrence pour une filière nucléaire déjà fortement taxée en Espagne.
Etat des lieux : une ampoule sur cinq est allumée grâce au nucléaire mais pas pour longtemps
Alors qu’une sortie du nucléaire est prévue en Espagne à l’horizon 2035, les 7 réacteurs en fonctionnement fournissaient en 2020 22 % de l’électricité consommée et 33 % de l’électricité bas carbone produite[1]. En première approximation[2], à considérer une augmentation de la consommation électrique dans le pays, il faudrait doubler, sur le principe – car il s’agit d’énergies intermittentes vs. le nucléaire ou les fossiles (énergies pilotables) -, la capacité des énergies renouvelables (EnR) actuellement installées (hors hydraulique) pour remplacer les 7GW de réacteurs nucléaires arrêtés d’ici 2035. Le secteur électrique en Espagne reste par ailleurs encore largement dépendant des énergies fossiles, 40,6 % en 2019 de la production totale, dont en particulier le gaz naturel (30 %) ; d’où la profonde incidence de l’envolée des prix du gaz sur les factures.
Les deux graphiques[3] ci-dessous illustrent :
– L’importance du nucléaire dans la sécurité d’approvisionnement en Espagne : facteur de charge[4] moyen de 95 %.
– Les conditions météorologiques peu favorables à la génération éolienne : facteur de charge moyen de 14 % depuis début septembre 2021.
– La place relativement importante de la génération au gaz (CCG) dans le mix énergétique espagnol et le fait qu’il est le premier moyen de production appelé lorsque le vent ne souffle plus.
Source données : RED Eléctrica de España – ©Sfen
Envolée des prix en Europe imputée au prix du gaz
En Grande-Bretagne, la conjonction d’une faible production éolienne, de l’incendie puis de la mise hors service d’une interconnexion avec la France et des prix élevés du gaz sur les marchés mondiaux[5] (+44 % depuis début septembre et +218 % depuis le début de l’année 2021)[6], fait -sans mauvais jeu de mot- flamber les prix : le MWh d’électricité se vendait à 475 pounds (550 euros !) mercredi dernier sur le marché journalier britannique.
Ces tensions sur le système électrique britannique ne sont pas isolées et les observateurs notent des situations similaires partout en Europe : les prix de gros de l’électricité en Europe ont doublé depuis le début 2021[7]. Sont en cause simultanément une flambée des prix du charbon, du gaz et du carbone, une production EnR inférieure à la normale du fait d’un temps défavorable à cette énergie. Tous ces facteurs ne sont cependant pas égaux. Ainsi, Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, a déclaré que « seul un cinquième de l’augmentation des prix peut être attribué à la hausse de prix du CO2 ». Ses déclarations sont corroborées par une analyse de la Banque d’Espagne qui dans une publication[8] d’août 2021 impute pour moitié cette hausse au prix du gaz alors que le prix du carbone en serait responsable d’un cinquième.
Des mesures inédites pour protéger les consommateurs des prix élevés de l’électricité
En Espagne, le prix moyen de l’électricité sur le marché de gros s’est établi ce jeudi 16 septembre à 188,18€/MWh, pulvérisant ainsi le record établi la veille à 172,78 €/MWh. Les tarifs réglementés concernent moins de la moitié des consommateurs espagnols : 11 millions à comparer avec les 17 millions ayant souscrit à une offre de marché soumise aux aléas des prix de l’électricité : pour eux, le prix des offres a quadruplé par rapport à l’année dernière[9].
Pour atténuer l’effet sur les factures, une batterie de mesures d’urgence a d’ores et déjà été approuvée[10] par le gouvernement : abaissement de la taxe sur l’électricité de 5,1 % à 0,5 %, suspension de la taxe sur la production, limitation de la hausse du tarif réglementé du gaz naturel pour les familles et les PME à 4,4 % au lieu de 28 %. Par ailleurs, pour protéger les consommateurs les plus vulnérables, le gouvernement espagnol a annoncé que l’interdiction de délestage des consommateurs en cas de non-paiement des factures serait étendue à dix mois, contre quatre actuellement.
Aux mesures prises par le conseil des ministres pour la protection des consommateurs, s’ajoutent deux projets de loi actuellement en discussions avancées. Le second projet de loi vise un mécanisme de prélèvement sur les rentes des centrales non émettrices de CO2 et non impactées par la hausse du prix des combustibles fossiles. Cette nouvelle taxe en vigueur jusqu’en avril 2022 – date à laquelle il est prévu que les tensions sur le marché mondial du gaz soient surmontées – devra permettre la redistribution aux consommateurs de 2600 millions d’euros.
Les prix du gaz impactent directement la rentabilité de la filière nucléaire qui subit incidemment les mesures protectrices prises par le gouvernement espagnol
Dans un système électrique qui se veut libéralisé, au lieu de laisser les rentes marginales conséquentes aux prix élevés du gaz (et dans une moindre mesure du CO2) orienter les investissements vers les filières bas carbone qui apparaissent de facto comme plus soutenables, le gouvernement décide de les taxer. Il considère ces profits tombés du ciel (‘windfall profits’) comme des défaillances de marché qu’il convient de corriger par une réglementation. Cette décision repose sur une hypothèse forte à savoir que les tensions sur les marchés du gaz sont conjoncturelles et non structurelles[11].
La filière nucléaire, qui ne bénéficie pas de soutien financier public (à l’instar des EnR) et qui est particulièrement taxée en Espagne, est la grande lésée : la somme de toutes les taxes et redevances nationales, régionales et locales s’élève à environ 23 €/MWh[12] (pour un prix total moyen de l’énergie à 60 €/MWh avant la pandémie en 2017[13]). Foro Nuclear, association représentant les intérêts de la filière, le dit clairement : les renouvellements de poursuite d’exploitation des centrales nucléaires, pour certains très récents, n’auraient pas été autorisés si le projet de loi avait été annoncé plus tôt. Les investissements afférents à réaliser sur la flotte d’ici 2035 sont de l’ordre de 3 milliards d’euros. Et Foro Nuclear de continuer : ”avec la perspective de prix de marché tirés vers le bas par une intégration massive des EnR aux coûts marginaux nuls, l’infaisabilité économique d’une telle situation mènerait fatalement à une fermeture anticipée de certains réacteurs (ou une mise sous cocon dans l’attente de perspectives plus favorables)”.
La libéralisation des marchés de l’électricité en cause ou simplement une politique énergétique à revoir ?
La question qui se pose dans un scénario de fermeture des réacteurs est évidemment celle de savoir quel(s) moyen(s) de production électrique remplacerai(en)t cette capacité nucléaire à l’approche de l’hiver quand le facteur de charge du solaire PV est beaucoup plus faible ? Tout porte à croire que ce sont des centrales à gaz et au charbon (respectivement 33,5 GW et 4,64 GW installée) qui satisferaient la demande par une électricité plus chère et plus carbonée, et ce malgré les récents efforts d’investissements dans les renouvelables[14]. Une aberration se profile : conséquence des prix du gaz élevé, les centrales au gaz produiraient plus, ce qui ferait alors probablement gonfler les prix sous la pression de la demande…
Pour la ministre de la Transition écologique espagnole, Teresa Ribera, c’est évident, il faut réformer les marchés de l’électricité : « les consommateurs ne comprennent pas pourquoi les efforts dans le déploiement des EnR ne se traduisent pas de façon plus directe en factures d’électricité plus basses ». Cette déclaration ou les protestations[15] de Ruben Sánchez, porte-parole de l’association de consommateurs FACUA, démontrent une méconnaissance profonde du fonctionnement des systèmes électriques : « nous ne comprenons pas pourquoi il faut tout payer au prix du gaz, après les efforts faits pour développer les renouvelables, qui sont moins polluantes et moins chères ».
[1] https://www.foronuclear.org/
[2] Chiffres AIE de 2019 : 28,3% de l’électricité produite provenait des EnR (hors hydraulique) et 21,3% du nucléaire.
[3] Données tirées du site du GRT Espagnol.
[4] Le facteur de charge est, pour une installation, le rapport entre l’énergie produite sur une période donnée et l’énergie qu’il aurait été théoriquement possible de produire si l’installation avait fonctionné 100 % du temps à 100 % de sa capacité nominale.
[5] La CRE dans un communiqué donne les fondamentaux derrière cette hausse : reprise économique mondiale, marché du GNL tendu en Asie, niveau de stocks au plus bas depuis des années en Europe. Le marché est d’autant plus tendu par les maintenances de l’infrastructure gazière (Nord Stream, Yamal).
[6] Un article de Sylvestre Huet fournit une analyse complète de l’épisode britannique : https://www.lemonde.fr/blog/huet/2021/09/17/lelectricite-britannique-en-folie/
[7] EPEX.
[8] Banco de España. El papel del coste de los derechos de emisión de CO2 y del encarecimiento del gas en la evolución reciente de los precios minoristas de la electricidad en España.
[9] https://www.efe.com/efe/espana/economia/el-precio-mayorista-de-la-luz-se-desboca-y-roza-los-190-euros-por-megavatio/10003-4630092
[10] https://www.miteco.gob.es/en/prensa/ultimas-noticias/detalle_noticias.aspx?tcm=tcm:38-530707
[11] Mehmet Akif Destek, Samuel Asumadu Sarkodie, 2020. Are fluctuations in coal, oil and natural gas consumption permanent ortransitory? Evidence from OECD countries.
[12] Foro Nuclear – Taxation on nuclear in Spain (Mai 2021).
[13] Statista.
[14] En août dernier par exemple, la ministre de la transition écologique espagnole, Teresa Ribera, a annoncé le lancement d’une nouvelle enchère pour 3,3 GW de capacité renouvelable.
[15] https://www.lesechos.fr/monde/europe/madrid-reclame-a-bruxelles-une-reforme-du-marche-electrique-face-a-lescalade-des-prix-1334297