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Le nucléaire, la guerre et le droit de la guerre

Article publié dans la Revue Générale Nucléaire ÉTÉ 2023 #2

Le conflit en Ukraine a rappelé à tous que des centrales nucléaires peuvent se retrouver en zone de guerre. Ce n’est pourtant pas une première. Consciente de l’enjeu, la  communauté internationale a essayé de prendre en compte cette possibilité et de codifier le comportement des belligérants à travers différents traités et conventions.

Avec l’« opération militaire spéciale » menée par l’armée russe en Ukraine depuis le 24 février 2022, la centrale nucléaire de Zaporijia s’est retrouvée au milieu des combats entre les deux belligérants, victime de tirs d’artillerie tombant dans son enceinte ou touchant certaines de ses infrastructures. Visée plusieurs fois depuis le début des hostilités, soit directement, à travers des tirs d’armes à proximité voire sur le périmètre de la centrale, soit indirectement en touchant des infrastructures qui lui sont reliées. À plusieurs reprises en effet, des lignes électriques reliant la centrale au réseau du pays ont été coupées, nécessitant le déclenchement des diesels de secours. Mais l’événement le plus grave est la destruction partielle le 6 juin dernier du barrage de Kakhovka, qui place la centrale nucléaire sous la menace de la perte de sa source principale de refroidissement.

Cette problématique s’est-elle déjà posée ?

Avec l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, la question de la protection des installations nucléaires contre des attaques ciblées ou des dommages collatéraux en cas de guerre se repose de nouveau. De nouveau car il y a eu des antécédents. En 1981, le réacteur irakien Osirak, construit près de Bagdad par des ingénieurs français, est ciblé par l’aviation israélienne, à la veille de son chargement en combustible. En 2007, la même aviation bombarde un réacteur en Syrie. En 1991, pendant la première guerre du Golfe, c’est l’armée américaine qui frappe deux réacteurs irakiens. Ces actions ont fait l’objet de vives critiques de la part de la communauté internationale, mais sans qu’il leur soit  donné une quelconque réponse sur le plan juridique.

Ces exemples diffèrent certes du cas ukrainien dans le sens où les installations précitées étaient supposées faire partie d’un programme d’armement nucléaire. En Ukraine, deux sites civils ont été occupés par les forces armées russes : Tchernobyl, dont les quatre réacteurs sont à l’arrêt et en cours de démantèlement, au nord de Kiev. Et Zaporijia, dans le sud du pays, et ses six réacteurs de 950 MWe. Désormais mise à l’arrêt, sous contrôle russe, les opérateurs ukrainiens se voient obligés de travailler depuis de longs mois avec à leur côté des soldats russes et au milieu d’équipements militaires. Comme l’a déclaré en mars 2023 Rafael Mariano Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), « c’est la première fois qu’un conflit militaire se déroule au milieu des installations d’un grand programme d’énergie nucléaire (…) ».

Il existe quatre conventions dites post-Tchernobyl sur la sûreté nucléaire : la Convention sur la notification rapide d’un accident nucléaire, la Convention sur l’assistance en cas d’accident nucléaire ou de situation d’urgence radiologique, la Convention sur la sûreté nucléaire et enfin la Convention commune sur la sûreté de la gestion du  combustible usé et sur la sûreté de la gestion des déchets radioactifs. Les deux premières ne s’appliquent qu’une fois survenu l’accident nucléaire ou la situation d’urgence radiologique. Elles n’ont donc pas de fonction préventive, encore que l’assistance demandée par un État peut avoir pour effet de réduire les conséquences radiologiques d’un tel événement. Quant aux deux dernières, elles n’évoquent pas les situations de guerre ou de conflit armé. Néanmoins, la Convention sur la sûreté nucléaire, qui concerne  spécifiquement les centrales nucléaires, comporte en son préambule l’affirmation de certains objectifs généraux comme la promotion d’une « véritable culture de sûreté dans le monde entier » et prévoit différentes obligations parmi lesquelles « faire le nécessaire pour que la responsabilité première de la sûreté d’une installation nucléaire incombe  au titulaire de l’autorisation correspondante ».

Si cette disposition oblige individuellement chaque État partie (dont la Russie et l’Ukraine qui ont ratifié la convention) à la mettre en oeuvre dans son droit interne, il est permis de considérer qu’elle les oblige aussi à les respecter les uns vis-à-vis des autres. En d’autres termes, l’obligation de respecter la responsabilité première du titulaire de l’autorisation d’exploiter vaut tout autant pour l’État ukrainien que pour l’État russe vis-à-vis de l’Ukraine.

L’Ensreg, qui réunit au sein de l’Union européenne les autorités de sûreté nucléaire, a d’ailleurs publié en octobre 2022 une déclaration allant en ce sens, rappelant que Energoatom (l’Agence ukrainienne pour l’énergie nucléaire, qui est l’exploitant en titre de la centrale de Zaporijia) « est le seul titulaire légitime de l’autorisation d’exploiter la centrale » et que « l’exploitation de la centrale et de toute autre activité sur la centrale en lien avec la sûreté qui ne serait pas autorisée par l’autorité de sûreté est illégale au regard du cadre du droit international en matière de sûreté nucléaire ». Cela n’a pas empêché le Président russe de signer un décret le 5 octobre visant à s’approprier formellement la centrale, dont le site est occupé depuis le 4 mars (« Le gouvernement devra veiller à ce que les installations nucléaires de la centrale (…) soient acceptées comme propriété fédérale », mentionne ce texte).

Quel pouvoir pour l’AIEA ?

Le statut de l’Agence ne lui donne pas de pouvoir d’intervention en cas de conflit armé. L’initiative du directeur général, Rafael Grossi, de se rendre sur le site de la centrale de Zaporijia au cours de l’été, puis de laisser sur place des agents onusiens relève de ce qu’on peut appeler la « diplomatie nucléaire », c’est-à-dire de la recherche d’une solution pragmatique à un conflit entre États. Le pouvoir des inspecteurs sur place, depuis septembre 2022, est donc limité. Néanmoins, l’AIEA s’est déjà préoccupée de la protection des installations nucléaires en cas de guerre. Rappelons qu’en 1985, la Conférence générale de l’Agence adopte une résolution par laquelle elle considère que « toute attaque armée ou toute menace contre des installations nucléaires utilisées à des fins pacifiques constitue une violation des principes de la Charte des Nations unies, du droit international et du statut de l’Agence ». De même, en 1987, la Conférence générale adopte une nouvelle résolution dont le préambule précise qu’elle est « convaincue qu’il est nécessaire d’interdire les attaques armées contre les installations nucléaires où des rejets [radioactifs] pourraient se produire et qu’il est urgent de  conclure un accord international en la matière ». Mais cette invite, qui avait été faite à la Conférence des Nations unies sur le désarmement, n’a pas été suivie d’effets.

Enfin, en 2009, la Conférence générale promulgue une « décision » portant sur l’interdiction des attaques armées ou des menaces d’attaques contre des installations nucléaires, en fonctionnement ou en construction. Plus récemment, lors de la 66e Conférence générale de septembre 2022, le directeur général de l’Agence a proposé de garantir l’intégrité physique de la centrale en établissant dès que possible une « zone de protection de la sûreté et de la sécurité nucléaires ». Cette proposition, qui reprenait celle d’une « zone démilitarisée » faite précédemment par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, a recueilli un fort soutien international. Mais elle n’a pu faire l’objet d’aucune résolution en bonne et due forme compte tenu de l’opposition, entre autres pays, de la Russie. Pire, des équipements militaires sont même entreposés sur le site de la centrale.

Les conventions internationales offrent-elles une protection ?

On peut songer au droit de la guerre et, plus largement, au droit international humanitaire qui en est l’héritier. Le droit de la guerre s’est construit, depuis l’Antiquité, sur deux principes : d’une part, de discrimination, lequel implique de distinguer les combattants des non-combattants et des victimes ; de proportionnalité d’autre part, consistant à éviter des pertes ou dommages inutiles ou excessifs au regard de l’avantage militaire escompté. Le droit international humanitaire, qui s’est constitué à partir de la fin du XIXe siècle, a repris ces notions qui seront développées en particulier par les Conventions de Genève (au nombre de quatre) adoptées en 1949 et leurs Protocoles additionnels (au nombre de trois) adoptés en 1977 et 2005.

Les textes pertinents relatifs aux installations nucléaires sont les articles 55 et 56 du Protocole I, qui visent la protection des victimes des conflits armés internationaux. L’article 55 dispose que « la guerre doit être conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves » et que « cette  protection inclut l’interdiction d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu’ils causent de tels dommages à l’environnement  naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population ». L’article 56 est encore plus explicite puisqu’il interdit expressément les attaques contre des « ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’électricité » dès lors que ces attaques pourraient « provoquer la libération de forces dangereuses et entraîner des pertes graves dans la population civile ». Toutefois cette interdiction ne s’applique pas  lorsque, dans le cas d’une centrale nucléaire, celle-ci « fournit de l’électricité à l’appui régulier, important et direct à des opérations militaires ».

La centrale de Zaporijia est doublement concernée par ces dispositions, d’une part en tant que « centrale nucléaire de production d’électricité », mais aussi parce qu’elle se trouve sur les berges du réservoir de Kakhovka, alimenté par les eaux du fleuve Dniepr, soit sa source de refroidissement. Qu’il s’agisse de la centrale ou du barrage, il est clair que ces installations ne peuvent sérieusement être suspectées d’avoir servi d’appui à des opérations militaires avant son occupation par les troupes russes. Aucun argument juridique ne peut donc justifier l’occupation de la centrale ou la destruction du barrage.

La Russie est-elle soumise à ces dispositions ?

La Russie a ratifié les Conventions de Genève ainsi que leurs Protocoles additionnels, mais elle s’est retirée du Protocole I en 2019, arguant du fait que la « Commission internationale humanitaire d’établissement des faits », chargée d’enquêter sur les allégations de violation du droit international humanitaire, ne pourrait pas être impartiale étant donné qu’elle ne comprenait pas de représentant russe.

Cependant, il convient de noter que selon un rapport du Secrétaire général de l’ONU et d’une commission d’experts, établi en 1993 à propos de la guerre en ex-Yougoslavie, les Conventions de Genève font partie du « droit international coutumier », ce qui signifie qu’elles s’appliquent aux États non-signataires dès lors qu’ils s’engagent dans un conflit armé. La même conclusion devrait en principe s’étendre aux États qui, après avoir ratifié ces traités, s’en sont retirés.

Au surplus, il est intéressant d’observer que le « Manuel militaire de l’URSS » adopté en 1990 indiquait qu’il est « interdit de lancer une attaque contre des ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses en sachant que cette attaque causera des pertes excessives en vies humaines, des blessures aux civils ou des dommages à des biens civils ». De même, on peut noter que la Fédération de Russie a adopté en 2001 des « règles d’application du droit humanitaire international » visant à protéger « les biens spécialement dangereux » définis comme étant « les centrales nucléaires, les digues, les barrages dont la destruction peut libérer des facteurs de destruction dangereux et entraîner des graves pertes parmi les populations civiles ». Ces dispositions, très proches de celles du Protocole I, n’en sont pas davantage respectées.

Existe-t-il des moyens de faire constater et éventuellement condamner les violations du droit international humanitaire ?

Il est possible de recourir en premier lieu à la Cour pénale internationale (CPI), dont le statut adopté à Rome en 1998 prévoit qu’elle peut juger notamment les « crimes de guerre », définis comme étant (i) « les infractions graves aux Conventions de Genève », à savoir notamment « la destruction et l’appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire » ou (ii) « les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux dans le cadre établi du droit international », parmi lesquelles « le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des biens de caractère civil, c’est-à-dire des biens qui ne sont pas des objectifs militaires ».

Bien que l’Ukraine ne soit pas partie au Statut de Rome, la CPI, saisie par 39 États après le début de l’invasion, s’est déclarée compétente pour « enquêter sur tout acte de génocide, de crime contre l’humanité ou crime de guerre commis en Ukraine ».

À noter cependant qu’en décembre 2022, la présidente de la Commission européenne a proposé la mise en place d’un « tribunal ad hoc compétent pour les crimes  d’agression de la Russie » qui permettrait de « poursuivre en justice les plus hauts dirigeants russes qui autrement jouiraient d’une immunité », ce que la CPI ne pourrait pas faire au titre des « crimes d’agression ». Le procureur de la CPI a contesté cette initiative estimant que ce tribunal spécial pourrait « vouer à l’échec » l’enquête de la CPI et,  en réponse, a exhorté la communauté internationale à se concentrer sur le soutien et le financement de la Cour.

En second lieu, la Cour internationale de justice (CIJ) peut être appelée à intervenir. Elle a d’ailleurs été saisie par l’Ukraine quelques jours après l’invasion sur le fondement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (adoptée en 1948), à laquelle la Russie et l’Ukraine sont parties. Cette saisine a conduit la Cour à rendre une décision en urgence le 16 mars 2022 ordonnant notamment à la Russie de suspendre les opérations militaires. Avec l’effet que l’on peut constater.

Quant à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), elle est a priori dépourvue de compétence étant donné que le Conseil de l’Europe en a expulsé la Russie à la  suite de l’invasion de l’Ukraine.

Quid d’une sorte d’immunité territoriale des installations nucléaires en cas de guerre ?

La question mériterait sans doute d’être posée s’il n’existait aucune disposition applicable ou si les dispositions existantes s’avéraient inadaptées. Or, outre les résolutions adoptées dans le cadre de l’AIEA, il existe des textes précis relevant du droit international humanitaire qui, en tant que tels, paraissent suffisants pour condamner toute attaque ou menace sur des installations nucléaires civiles. On peut certes regretter que ces textes n’aient pas empêché la Russie de mener et de poursuivre des actions  armées en violation de ces textes. Mais faudrait-il pour autant adopter une convention internationale spécifique ? Rappelons qu’une proposition a été faite en ce sens par le  Pérou, en 1989, lors de la Conférence des Nations unies pour le désarmement, sous la forme d’un projet de convention sur l’interdiction des attaques contre des installations  nucléaires, prévoyant notamment la possibilité pour toute partie de déposer plainte auprès du dépositaire de la convention contre un État qui aurait agi en violation de ses  engagements au titre de cette convention. Un projet resté sans suite.

Par Marc Léger, président de la Section technique droit et assurance de la Sfen

Photo I Rafael Grossi, directeur général de l’AIEA, s’est rendu à plusieurs reprises en Ukraine pour inspecter la centrale de Zaporijia.

© Metin Aktas / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP